Al MORGAN: the seductive bassist

Albert 'Al' MORGAN
(19 août 1908 Nouvelle-Orléans - 14 avril 1974 Los Angeles)
Contrebassiste dans l'orchestre de Cab Calloway de mai 1932 à janvier 1936

Aujourd'hui oublié, Al MORGAN bénéficie pourtant de l'image d'un contrebassiste extraordinaire, considéré comme un des pionniers du slapping, au même titre que Wellman Braud et Pops Foster. Eugene Chadbourne écrit dans la biographie d'All Music à son propos que "bien des bassistes récemment décédés doivent rêver de se retrouver au paradis pas trop loin de lui !"
Il va même plus loin en affirmant qu'Al Morgan fut sans doute "le plus grand contrebassiste de l'histoire de la musique, au moins si l'on se réfère au nombre d'auditeurs enthousiastes des performances auxquelles il a participées. Les lignes de basses de Morgan tissent un lien à travers le développement du jazz, du rhythm and blues et du rock 'n' roll." Rien que ça ! On parle même entre bassistes du "Al Morgan thing"... C'est vous dire !


Un famille et une vie de musicien de la Nouvelle-Orléans
 
Issu d'une famille de musiciens de la Nouvelle-Orléans, Al Morgan avait parmi ses 10 frères et soeurs trois frères musiciens professionnels : Sam Morgan qui jouait de la trompette et avait son propre orchestre ; Isaiah Morgan qui faisait la même chose que Sam et Andrew Morgan qui était clarinettiste et saxophoniste.

Après avoir étudié la clarinette, Al Morgan s'essaya à la contrebasse (dont une de 3 cordes seulement faite en "ficelle de poisson" traitée à la colophane !), au saxophone baryton et au tuba (même s'il n'a jamais aimé le pratiquer, estimant que les contrebassistes de la Nouvelle-Orléans durent s'exiler vers le nord afin de prouver l'intérêt de leur instrument !). Vers 1925, ses cours de contrebasse commencent à fixer en lui l'intention d'en faire un instrument de base pour l'orchestre de jazz. Son frère Isaiah lui offre son premier engagement professionnel à la Nouvelle-Orléans. Il part ensuite sur la côte à Pensacola où il rejoint Mack Thomas & the Pensacola Jazzers. Le trompettiste et chanteur Lee Collins devient quelque temps après un de ses employeurs. En 1926, avec l'orchestre de Fate Marable, il monte et descend le Mississippi à bord des bateaux, une expérience particulièrement formatrice comme elle avait pu l'être avec notamment Zutty Singleton, Pops Foster, Baby Dodds et plein d'autres. Cecil Scott, originaire de Saint-Louis, donne des leçons à Al, ce qui dut influencer son style, au point que certains estiment qu'il influencera plus tard la musique de Louis Jordan. Fin 1929, Morgan quitte Marable et retourne à la Nouvelle-Orléans. C'est là qu'est gravé le premier enregistrement que l'on possède d'Al Morgan : Damp Weather Test avec The Jones & Collins Astoria Hot Eight, de la Nouvelle-Orléans. Peu de temps après, Morgan partit pour New York. Il y rejoint le clarinettiste et saxophoniste Otto Hardwick avec lequel il reste pendant près de deux ans.

CAb CAlloway orchestra, Al Morgan, De Priest Wheeler, Doc Cheatham
Al Morgan trouva vite sa place dans l'orchestre de Cab,
toujours bien entouré de jeunes et jolies jeunes femmes.


Une session historique pour le jazz et pour Al Morgan !

Le célèbre musicologue Gunther SCHULLER, auteur de The Swing Era voue une grande admiration pour Al Morgan. Même si Morgan n'est pas crédité dans cet enregistrement de The Scat Song par Billy BANKS le 10 mai 1932, Schuller reconnaît la patte du contrebassiste. Aux côtés de Coleman Hawkins, Hendy 'Red' Allen, Fats Waller, Al Morgan est qualifié de "splendide joueur de basse inspiré par les traditions rythmiques en 4/4 de la Nouvelle-Orléans, qui offre un swing détendu et linéaire, obligeant Hawkins à une approche plus contractée et dense." Il faut bien évidemment imaginer que l'excellente tenue d'Al Morgan durant cette session compta beaucoup dans la décision de Cab de l'embaucher. Qui en avait parlé à Cab ? ou bien comment l'a-t-il su ? Pour le moment, je ne puis vous en dire plus.

Toujours est-il qu'Al Morgan débute son engagement chez Cab au printemps 1932 et que Jimmy SMITH, ancien des Missourians, fut viré sans doute assez rapidement. D'ailleurs, l'arrivée d'Al Morgan dans l'orchestre de Cab est considéré par Alyn SHIPTON (dans son New History of Jazz, p. 284) comme une des étapes importantes dans les changements opérés dans le personnel de l'orchestre, de manière à le rendre plus "moderne" et plus naturellement "bouncy", grâce au 4/4 néo-orléanais de Morgan, à l'instar du beat de Foster.


La marque du slap dès la première session.
La première session d'enregistrement avec Al Morgan date du 7 juin 1932 et, déjà, deux jours plus tard, l'orchestre retourne en studio et enregistre notamment Reefer Man, qui deviendrait en quelque temps le "thème" personnel d'Al Morgan ; la contrebasse y est déjà l'instrument vedette. Dès le premier titre enregistré le 7 juin, Dinah, on entend particulièrement bien les notes appuyées d'Al Morgan, comme pour marquer la différence avec son prédécesseur...


"Al Morgan n'était pas un bon musicien" dit Milt Hinton.

Toutefois, cette admiration est tempérée par Milt HINTON qui, après l'avoir envié avant de lui succéder dans l'orchestre de Cab en 1936, dit dans une interview de 1961 (publiée par Stanley DANCE dans The World of Swing), qu'Al Morgan "n'était pas un bon musicien. Les notes qu'il jouaient n'étaient pas dans l'accord tout le temps. A cette époque, si vous faisiez une fausse note de temps en temps, on n'y faisait pas vraiment attention. Il faut dire que les cuivres jouaient tellement fort, alors la basse, c'était surtout un truc visuel !"

Cab CAlloway orchestra
L'orchestre en 1934 (Al Morgan est le 4e en partant de la droite)

Avant d'arriver dans l'orchestre de Cab, Milt Hinton admirait pourtant Al Morgan : "C'était un homme incroyable. Il était grand et bel homme, à la peau noire très foncée - on aurait dit qu'il était carrément sculpté dans l'ébène. Il était très élégant et fut l'un des premiers à porter ces cols de chemise très hauts. C'était un gentleman et un type qui ne buvait pas. Autant vous dire que ce type avait un succès dingue auprès des femmes. Elles étaient folles de lui, et lui le savait. Il avait un sacré égo. Quand une fille lui tendait un programme ou un bout de papier pour un autographe, il le signait et tirait de sa poche un rouleau de timbres dont il arrachait un exemplaire qu'il collait à côté de sa signature. Et sur ce timbre, il y avait une photo de lui !"

Lorsque l'orchestre de Cab passait par Chicago, Milt Hinton allait parfois en coulisses où il allait saluer son ami Keg Johnson (tromboniste). C'était l'occasion d'approcher Al Morgan, même si Milt n'osait pas beaucoup lui parler. Il faut dire qu'il avait toujours un aréopage de femmes autour de lui, "autant que Cab", précise Milt Hinton.

Al Morgan and Cab Calloway
Cab et Al dans Jitterbug (1935)

Témoignage important, Milt Hinton décrit même une scène qui se répétait fréquemment sur scène. Al Morgan "était un vrai showman. Cab le faisait se tenir sur le devant de la scène, là où le public pouvait bien le voir. Quand Cab saluait et sortait de scène, Al faisait tourner sur elle-même sa contrebasse. Et dès que Cab réapparaissait, Al refaisait tourner la contrebasse dans l'autre sens, comme pour le faire revenir."
Dans l'article que Nat Hentoff consacra à Al Morgan en 1946, ce dernier expliqu qu'il aimai travailler avec Calloway et que "même si Cab est avant tout un showman, l'opinion répandue consistant à dire qu'il ne connaît rien à la musique est complètement erronée. Il n'a rien à voir avec Stovall ou Hodges avec son saxophone, mais il s'y connaît en musique."

"Al Morgan est un magnifique contrebassiste" dit la critique française.

Dans Jazz Tango Dancing de mai 1934, en compte-rendu des concerts hollandais durant la tournée de 1934, H.-H. Niessen Jr. écrit à propos d’Al Morgan qu’il est "un magnifique contrebassiste avec le plus grand swing imaginable. Il joue la plupart du temps au rythme de quatre ou huit coups par mesure, mais jamais d’une manière mécanique ; son jeu est au contraire, plein de vie et extrêmement musical. Je ne dirai pas qu’Al Morgan soit supérieur à Pop Foster ou Artie Bernstein, mais que ces deux derniers musiciens doivent jouer de leur contrebasse d’une manière extraordinaire pour pouvoir seulement égaler Al Morgan. Celui-ci Cab Calloway, Paris, Pleyel 1934est aussi très spectaculaire (…). Les merveilleuses qualités de [la section rythmique de l’orchestre de Cab Calloway (alors composée de Bennie Payne au piano, Leroy Maxey à la batterie, Morris White au banjo et à la guitare et Al Morgan] sont la beauté de son timbre, la manière intelligente de nuancer et, naturellement son magnifique swing plein d’aisance."

N.J. Canetti, de son côté et à propos des concerts parisiens des 23 et 24 avril 1934 écrit à propos des musiciens de Cab : "Que fait, allez-vous me demander, dans tout cela, l’orchestre ? Eh bien, l’orchestre, dominé comme il l’est, muselé presque, a perdu toute personnalité. Il n’existe qu’en fonction de son chef ; n’était le prodigieux Al Morgan à la contrebasse, on ne saurait qui nommer. La section rythmique est, comme le l’ai dit plus haut, la meilleure de l’orchestre. (…)" Après avoir reconnu des talents « honnêtes » de pianiste pour Bennie Payne, reconnu que Leroy Maxey est un « drummer supérieur à la moyenne » et que le guitariste Morris White « se distingue peu », Al Morgan s’en tire mieux que ses collègues : "Al Morgan, voilà un musicien qui vaut à lui seul le dérangement, même deux soirs de suite, pour entendre l’orchestre entier. N’étant pas spécialiste de la contrebasse, il m’est difficile de vous expliquer de quelle manière Al Morgan arrive à créer un rythme, un swing, auquel il est impossible de résister. Je suis heureux de l’ovation qui lui fut faite à l’occasion de sa présentation particulière dans « Reefer Man » ; elle prouve qu’il y avait, dans le public, quand même un certain nombre de connaisseurs, capables d’apprécier un musicien, dont nous n’avons jamais entendu de pareil en France. Al Morgan est, de plus, un comédien délicieux, qui nous fit avaler avec le sourire l’interminable pot-pourri de piano de Benny Payne."

The Singing Kid avec Al Jolson et Cab Calloway
Affiche du film "The Singing Kid" (1936)


Crever l'écran finit par créer des jalousies

Milt Hinton explique qu'il y avait beaucoup de rumeurs à propos de la compétition qui opposait Cab et Al Morgan. On dit même que c'est la raison pour laquelle il quitta l'orchestre.
En fait, la séparation se produisit à la fin du tournage du film The Singing Kid avec Al Jolson. L'orchestre de Cab s'était rendu fin 1935 à Hollywood pour le tournage. Achevé fin janvier 1936, il confirma la rivalité entre Al Morgan et Cab. Il était si photogénique que plusieurs personnes du milieu du cinéma lui conseillèrent de rester à Hollywood car il y aurait toujours une place dans un film pour lui. C'est le moment que choisit également le saxophoniste Eddie BAREFIELD pour quitter également l'orchestre de Cab. Pour palier le manque local de big bands de qualité, Eddie Barefield créa son propre orchestre en s'appuyant notamment sur... Al Morgan à la contrebasse ! Cette belle équipe s'en sortit tout de même pas mal, enchaînant quelques engagements dans des hôtels, des clubs et même des soirées privées. Dans ce groupe à la courte carrière il y avait tout de même quelques pointures, telles que Tyree Glenn et Don Byas. Frank Driggs (chez qui nous avons emprunté la photo) signale même que les enregistrements privés réalisés à l'époque ne furent jamais retrouvés. Et c'est dommage, d'autant plus si l'on note que leur dernier engagement fut au Famous Door de Hollywood avec Fats Waller au piano ! Peu de temps après, Al Morgan et Barefield durent dissoudre l'orchestre et  rejoignirent celui de Les HITE. Notons que l'ami Milt Hinton, qui témoigne sur la séparation d'Al Morgan avec Cab, fait un raccourci et oublie d'ailleurs de mentionner les péripéties communes avec Barefield. De son côté, sur cette séparation, Cab Calloway explique à sa manière qu'en fait, Al Morgan était "fatigué du rythme de la Côte Est"... Un pieux mensonge pour réécrire l'histoire, en somme.

Eddie Barefield, Al Morgan orchestra (1936) Coll. Frank Driggs
Al Morgan et Eddie Barefield (à la baguette et au saxo)
et leur orchestre (1936).

Al Morgan in Les HITE orchestra (collection Mathys)
Al Morgan dans l'orchestre de Les HITE
(collection Georges MATHYS, avec son amicale autorisation)


Sur la côte Ouest, plus au calme mais toujours avec le rythme !

Effectivement, Al Morgan refit quelques apparitions au cinéma mais plus tard, notamment auprès de Gene Krupa dans la scène "Drum Crazy" de The Gene Krupa Story ; en compagnie de Louis Armstrong dans Going Places et même avec Elvis Presley dans King Creole (1957).
Après son contrat avec Les Hite, Al consacra le début des années 40 à mener son propre groupe, à jouer avec Zutty Singleton (Al chantait même du shouted blues à cette époque), Benny Goodman. et Louis Jordan. Mais c'est le pianiste, chanteur et chef d'orchestre Sabby Lewis qui compta le plus durant cette période. Ils jouèrent ensemble pendant de 1942 à 1944. Al passa ensuite une année avec Louis JORDAN puis se retrouva Sabby Lewis pour près de 10 ans, cette fois-ci sur la côte Est à Boston.

A noter toutefois qu'en 1944, Al Morgan se retrouva en lice contre Milt Hinton comme 2e meilleur contrebassiste de jazz élu par le magazine US Esquire... D'ailleurs, à propos de contrebassiste, Al Morgan signale dans l'article de Nat Hentoff que ses confrères préférés sont Jimmy BLANTON et Pops Fosters.

C'est au début de l'année 1957 qu'Al Morgan repartit s'installer définitivement en Californie. Après King Creole, il accompagna la pianiste et chanteuse Nellie Lutcher. Puis c'est au tour de Buddy Banks d'avoir été l'alter ego du duo pendant longtemps dans un hôtel de Norwalk.

Al Morgan meurt à Los Angeles en 1974, oublié de la plupart. Aujourd'hui encore, il est bien difficile de trouver des documents sur lui, tandis que le monde de la basse de jazz se souvient de lui en réécoutant Coleman Hawkins, Louis Jordan, Chuck Berry, T-Bone Walker et Cab Calloway ! Le critique Georges AVAKIAN se demandait toujours à propos d'Al Morgan s'il n'avait pas une batterie électrique cachée dans sa contrebasse... "Bonne question" ajoute Nat Hentoff.

En bonus, le film Jitterbug de 1935 dans lequel plusieurs titres permettent de voir le travail d'Al Morgan, son jeu de scène et l'aspect "photogénique" du personnage...




Les morceaux significatifs dans lesquels le talent d'Al Morgan est perceptible :
  • Strange As it Seems (1932)
  • Jitterbug (1933)
  • Reefer Man (1932)
  • Pour écouter un des derniers enregistrements (en live !) d'Al Morgan chez Calloway, rendez-vous sur notre note à propos de l'émission Shell Chateau avec Al Jolson.


Enfin, ultime bonus, Al Morgan à la contrebasse dans un clip de Louis JORDAN, Caldonia (1946) :



Quelques sources :
  • All Music Guide, article d'Eugene Chadbourne
  • Bass Line, Milt HINTON.
  • The World of Swing, Stanley DANCE.
  • Black Beauty, White Heat, de Frank DRIGGS.
  • "Morgan - Riverboat Bass" de Nat HENTOFF, paru dans Jazz Record n°41 (fév. 1946).
Merci beaucoup à Yvan FOURNIER pour son oeil de connaisseur encyclopédique qui a permis de corriger et d'enrichir le présent article, notamment grâce à sa documentation personnelle.
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