“Jazz From The Beginning” by Garvin BUSHELL (1988) 1/2

Garvin BUSHELL (1902-1991)
Saxophoniste chez Cab Calloway de mai 1936 à août 1937
 

Certains ouvrages méritent d’être classés parmi les références indispensables pour bien comprendre l’évolution du jazz. Jazz From The Beginning appartient à ceux-là car tout y est : les petites histoires, les grands personnages, la réalité du quotidien, les courants musicaux…
Et pourtant, son auteur, Garvin BUSHELL est un musicien connu surtout par les spécialistes. Dans son autobiographie, il raconte en détail son parcours qui a notamment croisé celui de Cab Calloway de mai 1936 à août 1937. Quinze mois qui nous en disent long sur la vie de l’orchestre et sur ses rapports avec Cab qu’il n’aimait pas vraiment…

Clarinetiste et saxophoniste, Garvin Bushell a joué avec tout ce que la jazz a compté comme musiciens : de Fletcher Henderson et Bessie Smith à Fats Waller, de Cab Calloway à Eric Dolphy à Gil Evans et John Coltrane. Il a également tenu le pupitre du hautbois et du basson dans des orchestres symphoniques et fut un professeur de musique reconnu.

Des premiers âges du jazz, ségrégation incluse, à ses concerts classiques, ce sont plus de 70 ans de carrière musicale dans l’Amérique du XIXe siècle qui sont passés en revue, avec l’œil goguenard du musicien exigeant et ouvert à tous les nouveaux courants artistiques qu’il croisa sur sa route. Ses mémoires sont parues en 1988, trois ans avant sa mort, avec l’aide de Mark Tucker (né en 1954), professeur de musique et auteur de nombreux ouvrages sur Duke Ellington.

 

Un homme à femmes… d’orchestre

Après avoir rapidement débuté dans un orchestre de cirque à 14 ans, Garvin Bushell fut clarinettiste dans de nombreux orchestres de théâtre avant de faire une carrière avec des groupes de différentes régions.
Il grave ses premiers disques en novembre 1920 avec Mamie and Her Jazz Hounds. Puis il passe d’orchestre en orchestre : Lavinia Turner, Lillyn Brown, Daisy Martin, Lulu Widby, Katie Crippen, Mamie Smith, Ethel Waters (avec Fletcher Henderson au piano), Edith Wilson, Essie Whitman, Edith Wilson, Lucille Hegamin, Josie Miles, Eva Taylor, Lena Wilson, Ethel Ridley, Mary Jackson, (… avez-vous remarqué qu’il ne s’agit que de femmes à la tête de ces orchestres ?), Perry Bradford, Sam Wooding (avec lequel il part en tournée en Europe de 1925 à 1927 et qu’il retrouvera plusieurs fois dans sa carrière), Johnny Dunn, Louisiana Sugar Babes (avec James P. Johnson et Fats Waller !), Bessie Smith, Margaret Webster… 

A lire cette longue liste, les amateurs de jazz ancien ont forcément déjà vu son nom sur les galettes et écouté ses parties de clarinette ou de saxophone alto. Il est évident qu’il avait alors acquis de l’expérience et un certain recul.
 

De Henderson à Calloway pour des questions d’argent.

Début 1934, il retrouve Fletcher Henderson dans son orchestre où la vie n’était pas facile tous les jours, avec des impayés et où régnait l’indiscipline (Garvin révèle que Fletcher était assez mollasson sur le sujet, voire carrément lâche). Il estime également que les disques d’Henderson ne plaisaient pas au public noir qui le jugeait trop sophistiqué et trop proche de la musique blanche (il faut dire que Fletcher Henderson vendait tous ses arrangements à Benny Goodman !). Alors qu’ils jouaient à Chicago, cet hiver 1936, Garvin Bushnell en eut assez de ne pas être payé. Il réclama quelques dollars de force à Henderson. En février, il reçut un coup de fil de Cab Calloway qui lui proposa de rejoindre son orchestre, ce qu’il fit dès le lendemain, sans même donner sa démission. Benny Goodman le remplaça pour l’enregistrement prévu ce jour-là. Et Bushnell d’ajouter que Goodman était le pire saxophoniste disponible !
 

1937 Ork dans le film HI de Ho (Ben Webster) copie.jpg
L'orchestre de Cab (Garvin Bushell est juste derrière son chef préféré !)

 
Mauvais chef, mauvaise section rythmique…

Ensuite, Garvin consacre la chapitre 10 à son passage dans l’orchestre de Cab. Là, tout changea pour lui, à commencer par le salaire : 100 $ payés rubis sur l’ongle, sans jamais aucun problème de retard (à cette époque, les musiciens de l’orchestre de Duke Ellington touchaient 125 $). Garvin Bushnell rejoignit l’orchestre au même moment que le contrebassiste Milt HINTON à Indianapolis. Garvin remplaçait Eddie BAREFIELD qui avait écrit la plupart des arrangements. Bushnell reconnaît que les parties de saxophone étaient plutôt délicates. Pourtant, quelques lignes plus loin, il estime que Cab n’a jamais eu un bon orchestre pour danser : mauvais tempo, même lorsqu’ils étaient au Cotton Club. « Il oubliait comment les gens voulaient danser. Il y avait de bons musiciens dans le groupe, mais personne ne nous faisait répéter les passages un peu foireux. De plus, la section rythmique était lourde et trop présente tout le temps. Benny PAYNE et Leroy MAXEY appuyaient trop sur les quatre temps. Et vous ne pouviez jamais entendre la guitare de Fruit » (NDLR : Morris WHITE).
 

Garvin Bushell & Ben Webster in Cab Calloway's orchestra
Garvin en compagnie de Ben Webster (à gauche)
Photo tirée du livre


Galerie de portraits au vitriol
Garvin donne ensuite la liste des surnoms de plusieurs musiciens de Cab (nous consacrerons une note complète à ce sujet). Continuant de décrire la vie de l’orchestre, Bushnell explique que Walter ‘Foots’ THOMAS (saxophone) était plus ou moins l’homme de paille de Cab : il écrivait de nombreux arrangements, faisait répéter l’orchestre et le lançait même lorsque le chef n’était pas encore sur scène.
Garvin explique qu’au moment où il était dans l’orchestre de Cab, il ne fut pas marqué par le jeu de Ben WEBSTER, qui était alors « en plein développement. En outre, il y avait peu d’opportunités de solos. » En revanche, il reconnaît que Chu BERRY marquait bien plus les esprits lorsqu’il prenait des solos. Pourtant, c’est avec Ben Webster que Bushnell se lia d’amitié. Un homme drôle mais au tempérament violent et peu fin. « Un pur produit de Kansas City […] Toute sa vie n’a consisté qu’à impressionner les autres », précise Garvin.
Cab et Ben étaient bons amis, même si ce dernier s’ennuyait dans l’orchestre. Lorsqu’il le quitta en 1937, Cab était au trente-sixième dessous et se prit une cuite de première catégorie : « Mon pote se barre. Je ne comprends pas ce qui s’est passé » aurait pleuré Cab, d’après Bushnell… Il fut remplacé en juillet 1937 par Leon ‘Chu’ BERRY et Cab ne semble plus l’avoir regretté depuis.


Le costard de Cab…
Ensuite, Bushell dresse le portrait de Cab en quelques lignes : « La plupart du temps, il faisait son âge (NDLR : 30 ans à cette époque), tandis que parfois il essayait de faire plus mature en essayant de nous en imposer. Il était assez intelligent et s'exprimait bien. Mais il était un petit peu trop dur avec les musiciens qu’il n’aurait dû être. Sur scène, c’était un tyran. Il manageait l’orchestre avec une main de fer, ne laissant que peu de place pour nous laisser prendre des décisions, ou placer nos idées. On a commencé à l’appeler Simon Legree (NDLR : du nom du marchand d'esclaves de La cabane de l'Oncle Tom). Durant les répétitions, il criait et nous hurlait dessus – il pensait qu’agir de la sorte permettait de cacher ses connaissances limitées en musique. C’était une erreur. Cab ne pouvait pas vraiment conduire, mais il faut dire qu’à cette époque, il y avait pas mal de conducteurs à la noix. Lucky MILLINDER par exemple, mais c’était le meilleur d’entre eux. Au moins, il avait une bonne conception sur la manière de diriger et donnait l’impression au public qu’il était un vrai et légitime chef d’orchestre. Emmett MATHEWS, à l’avant de l’orchestre de Charlie TURNER, ne valait rien. Mais il savait chanter et danser sur scène. La plupart du temps, les chefs d’orchestre ne dirigeaient pas la musique ; ils étaient une image devant l’orchestre ; ils mettaient de l’animation sur scène, présentaient les morceaux et étaient en quelque sorte des maîtres de cérémonie (« emcees »). C’étaient plus ou moins des clowns. Il en allait de même pour Bardu ALI avec l’orchestre de Chick WEBB. »

C’est ce qui s’appelle avoir un costume taillé pour l’hiver ! J’ajouterai que les tempéraments de Cab et de Garvin étaient relativement incompatibles. Néanmoins – sans prendre la défense de Cab – Bushnell semble avoir une tendance à la critique permanente, voire au mépris pour nombre de ceux qu’il a croisés sur son chemin.


 

En tournée avec Cab
Comme tous les autres musiciens de Cab, Garvin explique avec force détails le plaisir qu’il avait à partir en tournée en compagnie de l’orchestre de Calloway, à l’exception du Sud des USA où personne n’avait envie d’aller jouer. « Ils appréciaient le talent de Cab mais étaient jaloux de lui » dit Garvin à propos du public blanc. Garvin reprend même l’anecdote de la personne qui voulait frapper Cab et qui avait proposé 700 $ au shérif pour être autorisé à le faire. « Pourquoi voulez-vous le frapper ? » aurait demandé le shérif. « Ce type est trop bon. Il est beau. Et puis de toute façon, j’ai le droit de la frapper ! » Garvin explique que Cab était mort de peur mais que ça n’était pas la première fois que cela arrivait (Nous avons traité cette terrible anecdote dans une note précédente ; la version de Bushell est nettement plus cruelle à l’égard de Cab – et la somme proposée n’est jamais la même d’un narrateur à l’autre). Souvent, dit-il, les Blancs menaçaient Cab d’un couteau en lui demandant de jouer pour eux « Minnie The Moocher » ou un autre morceau. Pour autant, Cab et son orchestre étaient au sommet de leur popularité à cette époque, jouant devant une audience de 11 000 personnes à la Nouvelle-Orléans.

Cab Calloway with Old Joe Louis
Cab Calloway avec le boxeur Joe LOUIS
 

Autre exemple de ségrégation, le 19 juin 1936, date connue par tous les Noirs américains à plus d’un titre : c’est le jour où l’on célèbre l’Emancipation des esclaves ; et cette année-là vit la défaite du boxeur noir Joe LOUIS face au Blanc Max Schmeling. Quand Cab annonça au public que Joe Louis avait perdu, tous les Blancs se levèrent en criant des hourras (en l’honneur d’un Allemand, préférant la victoire d’un Blanc sur un Américain plutôt que d’un Américain noir sur un Allemand blanc !) et en menaçant les Noirs qui, du coup, se tinrent cois et effrayés.

Une autre anecdote démontre encore la dureté des relations entre Noirs et Blancs. Alors que l’orchestre était en tournée à Dallas, Garvin Bushell passa devant un magasin de vêtements. Soignant son élégance, il remarqua un costume. Le vendeur ne lui proposa qu’au prix de 150$, alors qu’il ne devait valoir que la moitié, mais s’enquit de nouvelles de Cab. La femme noire qui accompagnait Bushell fut étonnée de voir qu’il avait été servi, tant ce magasin avait la réputation de ne pas aimer les Noirs. Garvin avait tout fait pour impressionner le personnel, en employant le meilleur accent de New York, pour montrer qu’un Noir pouvait être distingué et donner des leçons de savoir-vivre à ces ploucs du Sud !

Dernier instantané des années Jim Crow : un soir de concert dans le Tennessee, un Noir du public avait menacé avec son couteau un des Blancs présents. Le premier fut déjoué et tous les Blancs se ruèrent sur lui et l’emmenèrent. Le shérif dit alors à Cab de cesser de jouer et de partir par une porte dérobée. Tous les Noirs du public qui sortirent à ce moment furent matraqués par les policiers qui les attendaient dehors. Un bus vint prendre l’orchestre et le conduisit à son Pullman. Toute la nuit, ils entendirent des coups de feu ; les Blancs rentraient dans les maisons et tiraient à l’envi. Il y eut certainement des lynchages ce jour-là.



(photo de Milt Hinton, prise en 1940 à Atlanta)

Noirs, Blancs, mulâtres… Surtout, ne pas mélanger !
Paradoxalement, Garvin explique que le public noir était souvent un peu rustre et que certains ne venaient que pour générer des bagarres. Il se rappelle un type qui avait mordu le nez d’un autre et l’avait recraché par terre ; de la même manière, il détestait jouer à Baltimore qu’il jugeait trop violente (pourtant une des villes de prédilection de Cab, puisqu’il y avait passé une grande partie de sa jeunesse). Notons d’ailleurs, que souvent le public était séparé en deux par une corde : les Noirs d’un côté, les Blancs de l’autre. Garvin parle même d’une fois où il y avait trois sections : Noirs, Blancs et mulâtres.

La mixité était d’ailleurs source de problème : il explique que si les Blancs s’en apercevaient, ils pouvaient carrément annuler un engagement à cause de cela. Néanmoins, il se souvient d’un soir où, dans les coulisses, se tenait une jeune femme blanche, jupe relevée qui s’offrit aux membres de l’orchestre durant l’entracte…


La prochaine fois, nous verrons les conditions de départ de Garvin Bushell
de l’orchestre de Cab, à l’instigation de Chu Berry
ainsi que son regard si particulier sur sa production discographique en sa compagnie…





Jazz From The Beginning, by Garvin BUSHELL as told to Mark TUCKER (introduction by Laurence Cusher, new preface by Stanley Crouch), éditions DA CAPO (1988 – réédition de 1998).

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